|
Charouse, Augustus 1668 -
Place ! Place ! Un groupe de Mousquetaires en
rangs serrés traverse au pas de course la grande salle du Palais du Soleil, écartant
sans ménagement les curieux et les traînards. Couverts de tous côtés par un
haie de mousquetaires, le Haut Général et Commandant en Chef des Forces Impériales
en Castille, Pierre Montegue et son fidèle second, Karl Steiner, se laissent
guider sans réagir par les Mousquetaires. Salué de toutes parts, le groupe
parvient avec difficulté jusqu’à une lourde porte de chêne, à laquelle le
Lieutenant frappe trois coups secs. Quand celle-ci s’entrouvre enfin, le gradé
s’exclame : -
Lieutenant De Nève, en mission d’escorte pour Sa Majesté. Je lui amène
ses deux invités. C’est d’une voix très
calme, et sans un regard pour la foule massée au dehors, que son alter-ego réplique. -
Merci, Lieutenant, ce sera tout, mes hommes et moi-même prenons la relève. De Nève fait alors un salut
martial, auquel Montegue répond par habitude, avant de passer la porte, qui se
referme immédiatement. Une fois derrière, l’agitation de la cour semble déjà
fort loin. Un couloir abondamment illuminé mène vers l’aile personnelle de
l’Empereur Léon Alexandre XIV, couverte de tableaux et de décorations
diverses. La sophistication montaginoise atteint ici son paroxysme, mais Steiner
et Montegue ne semble guère y prêter attention. Trois hommes seulement ont
pris la place des mousquetaires. Si l’Empereur est probablement le monarque le
plus haï de tout Théah, c’est également l’un des mieux protégé. Nul ne
peut parvenir jusqu’à lui sans passer plusieurs barrages de mousquetaires. Et
ce n’est après ceux-ci qu’apparaissent ses véritable gardiens, la
glorieuse et renommée Garde Du Soleil. Malgré tout l’attachement et
l’estime qu’il a pour ses hommes, Montegue sait qu’il ne tiennent pas la
comparaison. Même les « treize », ceux qui étaient avec lui lors
de la tentative de rapt sur la personne de l’Empereur ne peuvent rivaliser
avec ces hommes surentraînés, et dévoués corps et âmes à leur souverain
absolu. Le Haut Général ne peut masquer sa surprise de voir parmi les visage
fermés et silencieux de ses gardiens le chef de la Garde du Soleil, le propre
cousin de l’Empereur, Rémi de Montaigne. Celui-ci le toise assez longuement
sans un mot, avant de se mettre en marche, apparemment satisfait de son examen.
Montegue compte de nombreux amis en Montaigne, à Charouse et jusque dans la
Cour même. Mais il est ici dans le domaine de Rémi, plus isolé qu’en pleine
Castille occupée. Les deux hommes ne s’apprécient guère, et si le Haut Général
n’a jamais répondu aux provocations du jeune chef de la garde, c’est que
outre le fait que porter la main sur un homme de sang Impérial est bien sur
passible de mort, Montegue, tout bon combattant qu’il soit, ne se donne pas
une chance face à l’officieux meilleur duelliste du pays. Steiner et lui échangent
un regard méfiant : Rémi ne se déplace pas sans raison, ou plutôt sans
ordre exprès de son cousin l’Empereur. Et la dizaine de mètres qu’il
parcourt avec eux, pour toute symbolique qu’elle soit, est fort lourde de
signification dans le protocole montaginois. Les cinq hommes arrivent devant
une dernière porte en chêne, menant aux appartement impériaux, où
l’Empereur reçoit les gens avec lesquels il doit s’entretenir en privé.
Hors invitation, seuls les Gardes du Soleil et quelques mousquetaires triés sur
le volet peuvent y accéder. Montegue espère un instant y apercevoir la
silhouette tranquille de Jean-Marie de Tréville, le noble Lieutenant -
Capitaine des Mousquetaires. Si lui et Montegue ne sont en aucun cas proche, un
respect mutuel s’est toutefois tissé entre eux. Voyant Rémi sortir
nonchalamment une clé en argent de sa poche, le Haut Général ne peut s’empêcher
de mesurer le fossé séparant Rémi de Jean-Marie. Là où tous les gestes du
Lieutenant – Capitaine sont marqués d’une précision empreinte de tact, de
discrétion, Rémi affiche un air à la fois supérieur et étourdi. Habitué a
juger les hommes au premier coup d’œil, Montegue ne peut cerner Rémi, ni même
dire si cette apparence nonchalante est réelle ou simulée. Le temps de ces réflexions,
Rémi a fait tourner la clé, et a d’un signe discret assignés ses deux
hommes à la porte, avant de lui glisser d’un air entendu. -
Cette entrevue ne concerne que vous et l’Empereur, Général. Et vous
aussi, Steiner, bien sur. Ayant dit cela, il rentre
d’un pas assuré dans la pièce, annonçant les visiteurs d’une voix haute
et claire. Il n’a pas fait mention de sa propre personne, pense Montegue. Une
entrevue seul avec l’Empereur, cela va sans dire avec Rémi. Cet « oubli »
fait partie du jeu constant du garde du corps, exprimant sa supériorité chaque
fois que cela est possible. Certes, dehors, la réputation de Montegue est énorme.
Mais elle lui est ici inutile, et il suffirait d’un mot de l’Empereur pour
que tout change. Rémi a l’oreille de l’Empereur. Jalousant sans doute le
pouvoir plus visible du Haut Général, il ne perd pas une occasion de remettre
les scores à égalité. Montegue entre dans la salle
d’audience deux pas derrière Rémi, Steiner s’étant mis légèrement en
retrait. Le garde du corps à fait une profonde révérence avant, sur un signe
de son cousin, de gagner la place qui est la sienne, debout un pas derrière le
trône de l’Empereur. Alors qu’il s’agenouille
devant l’Empereur, Montegue tente de le scruter à la dérobée. Léon
Alexandre XIV est un homme âgé, aux mains potelées et aux joues bien rouges.
Mais si ces traits pourraient chez un autre donner un air bonhomme de joie de
vivre et d’inconséquence, quelque chose dans le visage du monarque en écarte
l’idée. Ses petits yeux sont fuyants, et chaque fois (rare heureusement) où
il se retrouve en sa présence, Montegue redécouvre l’autorité qui émane du
personnage, image même du Souverain Absolu. Là où d’autres seraient
ridicules, il est grandiose. - Relève toi, mon cher gendre. Nous avons à parler. ***********************
L’entrevue toute à sa fin. Pendant près de deux heures, Montegue a développé,
avec l’aide de Steiner, un aperçu détaillé de la situation actuelle en
Castille. L’Empereur ne cache pas sa satisfaction : malgré quelques
revers, les forces montaginoises restent clairement à l’offensive, les
castillans étant contenus à des conflits d’arrières gardes, sans conséquences
autres qu’une perte de temps. Mais le Haut Général en a tant gagné que
l’avance reste largement au delà des hypothèses les plus optimistes.
L’Empereur sait ses Généraux prudents dans leurs prévisions. Mais malgré
cela, force est de constater que le jeune caporal ambitieux semble bien être
devenu le plus grand tacticien depuis Stéfano Wulf. Reste évidemment à connaître
les raisons exactes de ce retour précipité, alors que la situation ne le nécessite
clairement pas. L’Empereur a ses informations, bien sur. Mais l’opinion de
Montegue est importante, comme le fait de garder celui-ci dans l’ignorance de
l’étendue des renseignements du volontairement très peu renommé « Secret
de l’Empereur ». -
Haut Général Montegue, Nous vous gardons toute Notre confiance dans
cette mission sacrée, et Nous voulons que vous sachiez que Nous sommes très
satisfaits de vos résultats. -
Votre Majesté est trop bonne, je me contente de faire mon devoir de
soldat. -
D’autant que vous Nous avez fait la joie de venir Nous faire votre
compte-rendu personnellement. Dominique se fera certainement une joie de vous
savoir dans la capitale pour quelques jours. J’ai d’ailleurs accédé à
votre demande : un corps de réservistes va venir compléter les forces de
maintient de l’ordre dans le Rancho Torrès. Ils partent de Charouse mercredi,
pourquoi ne pas les accompagner ? Le ton de l’Empereur s’est
fait calme, affable. Montegue ravale douloureusement sa salive. Le temps est aux
choses sérieuses, et Léon Alexandre le sait bien. Il veut juste forcer à
Montegue à tout dire lui-même, y compris ce qu’il sait déjà. Depuis
Bugeja, beaucoup de choses ont changé. Que pourraient quelques centaines
d’hommes de plus face à un ennemi qui ne se montre de toute façon pas ?
Le silence se prolonge, l’atmosphère s’alourdissant rapidement dans la pièce.
Rémi et Steiner semblent comme figés. Se maîtrisant difficilement, Montegue
prononce d’une voix étonnamment claire - J’aurais une requête à présenter
à Votre Majesté, si elle est prête à l’écouter.
Le silence dure toujours. Montegue enrage. L’Empereur sait depuis le début
qu’il y a bien quelque chose, alors pourquoi compliquer tant les choses ? -
Certainement, mon cher gendre. Que pourrions-Nous faire pour vous être
agréable ? Inspiration... -
Votre Majesté, je demande officiellement à être démis du front
Castillan. La crise attendue ne se produit pas. L’Empereur est connu pour ses colères, mais Montegue se demande de plus en plus si elles sont aussi incontrôlées que Léon-Alexandre veut bien le faire croire. Que sait réellement au juste l’Empereur ? Et comment expliquer les choses sans incriminer de trop De Trénancourt ? Tous paraissait si évident, vu de Castille. Rentrer à Charouse, et se faire démettre du front. Mais les montaginois ne sont pas connus pour leur simplicité, et Léon-Alexandre XIV est bel et bien le premier d’entre eux
C’est d’une voix pleine de mansuétude que l’Empereur reprend : -
Nul ne saurait vous retenir, mais Montaigne à grand besoin de vos compétences,
et Nous pensions que cet assignement vous remplissait de la plus noble des
joies, celle de servir son pays. -
C’est exact, Votre Majesté, et vous ne trouverez pas de plus obséquieux
serviteur que moi. Mais ce serait me donner trop d’importance. Le Général
François de Trénacourt et ses hommes ont les choses bien en main dans le sud,
je pense que nous serons à la mer avant l’automne. -
Ce sera certes une grande victoire pour Nous, et une grande joie pour le
peuple de Castille de voir près de la moitié de leur territoire libérée de
la tyrannie de l’Eglise… Montegue a senti Steiner se
crisper. Bien qu’il soit Objectionniste, l’Eisenor ne peut cacher son
trouble devant les mots de l’Empereur. -
… Alors pourquoi ne pas la partager avec De Trénancourt ? -
Votre Majesté m’a déjà bénie cent fois plus que je ne le
desservait, et De Trénancourt est seul responsable des avancées rapides de ces
dernières semaines. Je ne voudrais pas le priver de son triomphe. Le Haut Général se mord un
instant la lèvre. Il est resté aussi neutre que possible, mais son
intervention n’est pas dénuée d’une certaine ironie. Peu habitué encore
aux formes de la Cour, il a de nouveau parlé trop vite. Levant légèrement la
tête, il voit le visage du monarque toujours impassible, comme coulé dans du
bronze. Derrière lui se dessine sur le long visage de Rémi un fin sourire. Le
sentiment de malaise s’amplifie. -
Mais Nous tenons à ce que vous soyez honoré comme il se doit, Général
Montegue. Tandis que l’Empereur parle,
Rémi a esquissé un geste en direction de Steiner. Celui-ci, après un regard
vers Montegue, s’est retiré sans un bruit, mi-soulagé, mi-inquiet pour son
supérieur et ami. Le voilà seul, en compagnie des deux personnages les plus
puissants et les plus dangereux de Montaigne, de Théah peut-être. -
Et Notre bien aimée fille ne permettrait pas que le déshonneur que
serait pour vous une démission. Elle ne Nous le pardonnerait pas. Théus ! pense Montegue.
Que vient faire Dominique dans tout cela ? D’autant qu’elle ne demande
que cela, que Montegue rentre à Charouse plus de dix jours de suite… -
Mais pour revenir à votre assignement, celui-ci aurait-il quelque chose
pour vous déplaire ? Montegue regarde l’Empereur,
puis Rémi, toujours aussi droit. Les dés en sont jetés… -
Oui, Votre Majesté, il vaut mieux que je vous narre les faits… *********************** Le récit de la fronde d’Alvaro et de son final à Bugeja est moins difficile que ne le pensais Montegue, et ni l’Empereur ni Rémi n’interrompent à un seul moment son monologue. S’il évite de mettre trop de poids sur l’idiotie de De Trénancourt, Montegue avoue toutefois avoir peu d’intention de risquer sa vie pour une faute qu’il n’a pas commise. Il termine par le premier rapport sur les agissement supposés d’Ochoa et de sa troupe : deux patrouilles de cinq et sept hommes disparues, et déjà près d’une dizaine d’officiers, dont un capitaine. L’homme ne se cache guère de ses actes, et les gradés montaginois deviennent nerveux devant un ennemi insaisissable, que toute la puissance montaginoise ne parvient pas à arrêter. Quand enfin il se tait, c’est pour apercevoir chez l’Empereur un regard empreint de sollicitude, presque de sympathie. - Voilà de bien pénibles nouvelles, et Nous ne voudrions en aucun cas mettre votre vie en danger. Nous acceptons donc officiellement votre démission de votre poste dans l’Ouest Castillan. Dans l’immense soulagement que ressent Montegue pointe toutefois l’inquiétude : L’Empereur n’est pas homme à employer un terme sans conséquences, et il a bien parlé de l’Ouest Castillan. -
Encore une dernière chose, Général, avant de vous laisser rejoindre
Notre fille qui vous attend impatiemment. Auriez-vous un conseil à Nous donner
sur la manière dont nous pourriez régler le « problème Ochoa » ? -
Malheureusement non, Votre Majesté. Ochoa est homme paranoïde et désespéré,
qui ne répond à aucun schéma ou comportement prévisible. Un fou, en somme,
et la seule manière de venir à bout d’un chien enragé, serait de trouver un
loup enragé. Je ne vois donc pas ce que… Sans attendre la fin de la phrase, l’Empereur s’est levé avec un grand sourire : -
Nous vous remercions, Haut Général Montegue. C’est à nouveau sans comprendre que Montegue se laisse raccompagner par Rémi hors de la pièce, où il rejoint Steiner et deux Gardes Du Soleil. L’Empereur semblait réellement content de sa dernière remarque, pourtant de pure forme. Alors qu’ils sortent enfin de l’aile Impériale, Montegue respire un grand coup, mais le picotement dans ses muscles ne s’est pas arrêté pour autant. Quels plans manigancent exactement l’Empereur, derrière son apparente bienveillance ? Et quelle place est-il amené à jouer, volontaire ou non, dans ceux-ci ? |