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Il fait de nouveau nuit quand Bertrand Talbot, l’observateur, rejoint le camp du Général de Trénancourt, loin à l’arrière d’une ligne de front toujours plus haut sur. Des centaines de flambeaux illuminent le petit fortin construit par les sapeurs de l’armée. De toute évidence, le Général tiens ici une division de réserve au grand complet. Plongé dans ses pensées, Bertrand entend au dernier moment la semonce de la sentinelle, et lui lance rapidement son mot de passe. Rassuré, il voit le soldat baisser un mousquet déjà pointé et armé. - Vous êtes Bertrand Talbot ? - Oui, c’est moi. - Le Général vous attend. Deux de mes hommes vont vous conduire à la tente de commandement. Etonné de cet honneur un rien inquiétant, Bertrand jouit néanmoins de son premier moment de relâchement depuis des jours. Seul, en plein terrain très peu « conquis », il se devait de maintenir une attention de tout les instants. Pour un éclaireur, la moindre erreur est fatale, et chaque personne est un ennemi. Comme beaucoup de ses confrères, Bertrand est devenu légèrement paranoïde. Mais c’est peut être pour cela qu’il est encore vivant. Le petit trajet l’a mené à travers le camp d’un ordre parfait, à travers une seconde ligne de sentinelles, et enfin vers la grande « tente » de commandement qui, faite de bois et de pierre, n’a de tente que le nom. Son guide, après s’être présenté, le laisse passer devant lui. Deux des gardes personnels du Général, connus pour leur brutalité, le fouillent sans ménagement, avant de le pousser à l’intérieur. La salle bien éclairée aveugle un instant Bertrand, habitué a la nuit naissante. De nombreuses sources lumineuses montrent une salle propre et riche. Le sol est recouvert d’un lourd tapis, tandis que les armes de Montaigne et des De Trénancourt pendent au mur. Quatre hommes sont penchés autour d’une table, sur laquelle est posée une vaste pièce de tissus représentant le Rancho Zepeda. D’innombrable marques de couleur diverses la parsème. Dévisageant rapidement les personnages présents, Bertrand y reconnaît les deux colonels servant de Trénancourt, et un troisième homme qu’il connaît seulement sous le nom de « Garnier », petit, l’air mauvais, l’aide de camp le regarde longuement, ses deux dagues à portée immédiate de la main. Enfin, le dernier personnage, qui jusqu’alors lui tournait le dos, se retourne lentement. L’ayant sans hésitation possible reconnu à sa riche tenue, Bertrand contemple un instant la silhouette de profil d’un homme aux traits aristocratiques non dénués d’une certaine beauté. Mais quand De Trénancourt lui fait face, l’observateur ne peut s’empêcher de se sentir mal à l’aise devant le large bandeau que l’homme porte sur son œil gauche depuis la prise de Barcino. Seul Garnier semble au courant de l’histoire exacte, et si il est possible qu’il serait prêt à en parler, Bertrand doute de se réveiller le lendemain, s’il venait à apprendre la chose. Le Général s’étant tourné, les autres ont cessé leurs palabres. Garnier continue à le regarder, l’œil vide, fixe. Les deux colonels semblent moins étonnés que soulagés de ne pas être la cible de l’étrange comportement de leur supérieur. La scène se prolonge de longues secondes avant que Bertrand, n’y tenant plus, marque un salut martial et prenne enfin la parole : - Bertrand Talbot, éclaireur du troisième régiment, de retour de mission et prêt à vous faire rapport. - Mmmmh. Veillez à l’avenir à soigner votre tenue quand vous venez faire rapport céans. Bertrand se mord la lèvre. La sentinelle l’ayant amené immédiatement, il tranche en effet dans la pièce. Mais De Trénancourt doit certainement le savoir, puisque c’est lui-même qui en a donné ordre. Mais un éclaireur n’a jamais raison devant un gradé, et encore moins devant un Général. - Mes excuses, mon Général. Je vous promet de plus y manquer. - Bien. Passons à votre rapport. Retombant dans un terrain connu, Bertrand expose la situation de Bugeja, plan à l’appui, ainsi que les divers évènements observés, puis conclu : - Malheureusement, je n’ai pu les suivre plus loin. Ils sont très prudents quand ils retournent vers leur cache, où ils sont certainement à l’heure qu’il est. - Mmmh. Mais vous pensez que ces gens, ce prêtre ou cette femme savent où elle se situe ? - Oui, j’en mettrai ma main au feu. - Nous n’y manqueront pas, le cas échéant. Votre avis, Garnier. Estomaqué par la remarque et le ton badin du Général, Bertrand rate une part de l’échange entre les deux hommes. Quand il fait à nouveau attention, De Trénancourt donne déjà ses ordres : - Garnier, réunissez vos hommes, une vingtaine fera l’affaire. Nous partirons cette nuit, pour voir ces gens dès demain matin. Monsieur Talbot, vous nous accompagnez, bien sur. Moins que réjoui par cette affectation, les « hommes de Garnier » étant une bande de truands et de coupe-jarrets, Bertrand parvient toutefois à murmurer : - Ce sera un honneur, mon Général. - Je l’entendais bien ainsi. Nul doute que ces braves paysans nous viendront en aide pour mettre fin aux agissements de ces rebelles. Le ton sinistre de la phrase accompagne Bertrand tandis qu’il se retire. S’il craint avant tout le combat, il sent déjà que le lendemain sera bien pire que tout ce qu’il a pu vivre. Il parvient toutefois à entendre un dernier échange entre le Général et son aide de camp : - Mon Général, je vous rappelle que le Général Montegue doit nous rejoindre demain matin. - Exact. Envoyez des éclaireurs à son devant, et dites lui de me rejoindre à Bugeja. Il pourra constater de lui-même notre dévouement à la cause. Nulle doute maintenant. Les gens de Bugeja vivent leur dernière nuit de paix. Bertrand tente vainement de chasser de son esprit ces noires pensées. Leur dernière nuit tout court, peut-être. |