Teodoro de la Ciosa
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Points de vue, première partie : Teodoro Ciosa

            Voilà déjà deux semaines que la vie tranquille du petit monastère de St Baldarezzo est quelque peu chamboulée par la présence de nombreux visiteurs. Dans le minuscule petit hameau, des centaines de personnes courent, travaillent, donnent des ordres, à tel point que même à l’abri des épais murs du prieuré, nul ne peut ignorer l’importance des affaires en cours. Un peu plus loin, mais pas assez pour qu’on ne puisse les voir, de nombreux soldats montent une garde diligente. St Baldarezzo vit des heures de gloire dont il se passerait bien.

Les choses seraient tellement plus facile si chacun n’était pas si nerveux pense Ciosa. Mais après tout, c’est lui qui est à l’origine de toute cette agitation. Il y a joué ce qui pourrait bien être ses dernières cartes, et commence à se demander si agir maintenant n’était pas un peu prématuré… « Non. Il est déjà dix fois trop tard. » Comme pour se rassurer lui-même, Teodoro a parlé tout haut. A ses côtés se tient en silence un Vodacci d’une petite quarantaine d’année, dans une simple robe de bure. Si jeune, pense Ciosa, avant de se reprendre. Quinze, non, dix-sept ans qu’ils travaillent ensembles… Cela fait… 39 ans pour Cristoforo et… 65 pour lui-même. Le passage du temps lui donne un instant le vertige. Mais ce malaise temporaire est salutaire.

-         Oui, il fallait agir de suite, sinon il y a deux ans déjà. Cristoforo, pouvez-vous me relire les dernières notes de la réunion d’hier.

-         Certainement, Monsignor De La Ciosa.

Malgré les années de travail en commun, Cristoforo Vasquez n’ a jamais oublié le « Monsignor ». Il est incapable d’un acte à ses yeux si irrespectueux envers l’un des plus nobles représentant de Théus de Vodacce. Plus d’une fois, Ciosa s’est senti quelque peu mal à l’aise devant une déférence touchant à la servilité. Mais il sait aussi qu’ils se connaissent et s’apprécie bien plus que ce que leurs paroles pourraient sembler indiquer. Leur amitié est simplement au-delà des mots. Ecoutant attentivement, le Cardinal en profite pour faire le point sur les diverses négociations en cours. Suite à son invitation, les huit autres cardinaux en vie l’ont rejoint dans sa petite demeure continentale en Vodacce. Convaincre ses compatriotes ne fut guère difficile, mais la délégation castillane, dirigée officieusement par Esteban Verdugo, se fit quelque peu prier. Mais sa chance est peut-être là où le Grand Inquisiteur l’attend le moins : en la personne de Monseigneur Matéo Aznar, membre du Conseil de Raison. Ciosa et lui ont correspondu durant de long mois avant le concile, et Teodoro a placé en lui de grand espoirs.

-         … le Cardinal Delasi a rappelé que les règles de l’élections n’étaient pas de simples points de droit, mais une interprétation (le Cardinal Verdugo a respectueusement proposé le mot « traduction ») de la parole de Théus, et que passer outre ces règlements serait se trahir de la pire manière. Monseigneur, je pense que la plupart de vos pairs attendent votre avis sur ce sujet. D’autant que nos frères castillans ont rappelé que leur pays est toujours en guerre, et que le temps leur est compté.

-         Verdugo ne semble guère pressé de trouver une solution à l’absence de Hiérophante… Comment ne comprend-il pas que nous devons présenter un front unis, frères dans Théus, et que le Hiérophante pourrait être le ciment de cette union ?

-         Sans vouloir vous contredire, votre Eminence, le Cardinal a répété que tel était justement son désir le plus cher, mais que la Parole de Théus devait passer avant nos désirs. Il a ajouté qu’il s’agissait d’une épreuve de notre Foi, et que nous avions à la surmonter.

-         Votre mémoire est toujours parfaite, Cristoforo, mais vous retenez trop les paroles et pas assez les intentions. Verdugo défend son pouvoir, pratiquement sans limite en Castille, et rien d’autre.

-         Vous avez sans doute raison, Monseigneur. Je vous rappelle que vous avez rendez-vous avec le Cardinal Aznar en séance privée avant la prochaine session du Concile, qui démarrera dans moins de deux heures…

-         Vous parlez d’or, Cristoforo, je vais me préparer. Laissez-moi les documents concernant l’élection du Hiérophante, je devrai les examiner avec Aznar.

Le Cardinal revêt une simple tenue de moine blanche, juste rehaussée de la marque de sa position d’Abbé de St Baldarezzo avant de se rendre à la petite chapelle attenante à son bureau. Enfin, il se dirige par les couloirs milles fois arpentés vers la petite salle de réunion, saluant au passage ses nombreux et fidèles amis. « Parmi vos pairs » avait dit Cristoforo en parlant des Cardinaux. Les pairs de Ciosa, ce sont bien plus les multiples visages souvent fort humbles de St Baldarezzo, moines jeunes et vieux, mais aussi frères lais et laïcs, des plus érudit aux simples cuisiniers, que les huit autres cardinaux. Aznar l’attend déjà dans la petite pièce aux murs blancs. Agé d’une cinquantaine d’année, le Cardinal Matéo Aznar , s’il ne montre pas le dépouillement de Ciosa, porte néanmoins une marque fort discrète de son statut. Teodoro se sent renforcé par cette vision. « Nous sommes du même bord ».

-         Bonjour, Monseigneur Aznar. Je vous remercie d’avoir accepté cette entrevue.

-         Mais c’est tout naturel. Après tout, Castillans ou Vodaccis qu’importe, nous sommes du même bord.

Ciosa sourit à cette formulation que Aznar pourrait avoir lue dans ses pensées. Outre la sympathie qu’il éprouve pour l’homme, le Castillan est un grand connaisseur des textes et un juriste de talent. Si quelqu’un possède la solution à leur dilemme, il ne peut s’agir que de lui. Reste à le convaincre de chercher.

-         Je souhaiterai en fait pouvoir bénéficier de votre expertise, Matéo. J’ai ici les divers documents concernant les règles d’élections, et je souhaiterai les réexaminer avec vous.

-         Je vous remercie de votre confiance, Monseigneur de la Ciosa, mais en quoi puis-je vous être utile exactement ?

-         Il nous faut sortir de cette ornière, Matéo. Il nous faut élire un nouveau Hiérophante. Maintenant et non dans deux ou trois ans. Chaque jour qui passe porte un coup supplémentaire à notre Eglise. Comment pouvons nous nous présenter en hommes de Théus pour tenter de calmer les esprits et d’apaiser les conflits, si nous ne pouvons même pas nous mettre d’accord à 9 ?

-         Je partage vos craintes. Mais les différentes archives que vous amenez sont bien connues, et un point au moins est sûr : il nous faut être 10 pour élire un Hiérophante. Comme furent les Témoins des Trois Prophètes.

-         Je sais cela, Matéo, et vous connaissez ma proposition : Montaigne étant un état hérétique, une représentation au Concile n’a plus de sens. Nous avons nos cinq cardinaux, vos trois, plus notre consœur d’Eisen. Je pense qu’allouer le poste montaginois à l’un de vos compatriotes serait possible.

-         Reste le problème du délai des cinq ans…

-         Justement. Et c’est là que j’ai besoin de votre aide. Il nous faut trouver un précédent.

-         Bien. Je pense qu’il est plus que temps de nous mettre au travail. D’autant que si aucun élément nouveau ne se présente, mes compatriotes et moi-même repartons demain matin. Nous avons donc deux heures… Théus nous vienne en aide.

Dans un silence complet, les deux hommes se penchent sur les nombreux textes, bulles et évangiles. Les minutes s’égrènent inexorablement, sans la moindre piste utilisable. Et les innombrable compte rendus ne montrent aucune trace d’exception, de quelque type qu’elle soit. Alors que commence le dernier quart d’heure, le castillan lève enfin la tête.

-         Possédez vous les archives des différentes désignations ici même ?

-         Oui, bien sûr, pourquoi donc ?

-         Envoyez chercher celles concernant la désignation du 42ième Hiérophante, 1006 AV.

Incrédule, Ciosa obéit. 1006 Anno Veritas. L’année où les armées du Troisième Prophète l’emportèrent sur celles du Hiérophante Damné. A quoi Aznar peut-il bien penser ? Le temps que se fasse ces réflexions, un jeune moine est revenu avec une farde. Aznar s’y plonge avec avidité. Plusieurs minutes passent. Enfin, le castillan lève la tête, regardant De La Ciosa dans les yeux.

-         Monseigneur, vous êtes sûr de vouloir un précédent ?

-         Que voulez-vous dire par là ? Avez-vous trouvé ?

-         J’ai trouvé..  quelque chose. Mais je me demande si le remède n’est pas plus dangereux que le mal… Après la victoire du Troisième Prophète, un nouveau Hiérophante fut élu en Castille, à la Cité Vaticine. Or, neuf des dix cardinaux avaient suivi Le Damné dans sa folie. Etant attendu des circonstances d’exceptions, le Prophète lui même a proposé un mode d’élection inattendu : il a proposé que les cardinaux élus cooptent directement leurs pairs, vu la nécessité de reconstruire au plus vite des instances ecclésiastiques sévèrement entachées…

-         Alors c’est possible…

-         A deux conditions : une circonstance d’exception, et un accord sur la cooptation. En supposant bien sûr que chacun se range à cet argument. C’est trop dangereux, Teodoro. Cela ouvre la porte à beaucoup trop de problèmes.

-         Mais on ne peut laisser la situation actuelle en l’état, par Théus !

-         Votre honneur me touche, Teodoro, mais nous ne parlons pas de notre honneur ici, mais de celui de l’Eglise.

-         Alors vous refusez de m’aider ?

-         Ce qui est fait est fait, et nul ne saurait vous empêcher d’utilisez ce que nous avons trouvé. Mais je ne le présenterai pas. Je vous laisse juge de votre décision à ce sujet.

-         Verdugo y reconnaîtra votre main : aller chercher une solution à l’époque même de la création de son… institution, vous êtes retors. Vous prenez de gros risques. Je suis intouchable à ce niveau… Ce n’est pas votre cas.

-         Et bien j’assumerai mes actes et leurs conséquences. Bonne chance, Teodoro. Je prierai pour que vous réussissiez. Théus, que serions-nous sans vous ?

Sur ces mots, Matéo Aznar quitte la pièce, immédiatement remplacé par Cristoforo Vasquez, portant la tenu de cérémonie de De La Ciosa.

- Le concile débute dans quelques minutes, Eminence. Il est temps de vous préparer.