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Prologue : Frère Etienne
Jamais le vieux moine ne se sent mieux qu’au milieu de la masse des habitués de la messe dominicale. Le Père Wilhem entame son homélie, les anciens versets en Théan emplisse la petite Eglise. Frère Etienne est toujours émerveillé par le calme et la tolérance de l’homme. Freiburg est décidément une ville pleine de surprises, comme un écrin entrouvert dont nul ne connaît vraiment le contenu. Entonnant avec dans son parfait Théan les chants lancés par le petit chœur, le vieux montaginois est en paix. Ne sortant plus guère que pour allez à assister à la messe du peuple, entouré de gens bons et respectueux de ses silences, Frère Etienne entend bien finir lentement ses jours sur Théah. Un matin, dans une semaine, un mois, un an qui sait, la force de se lever lui manquera. Il tournera alors la tête vers le ciel, murmurera une dernière prière, et se préparera à rencontrer son créateur. S’il ne souhaite pas que cela arrive trop vite, il ne le craint pas non plus : à plus de 70 ans, il a déjà eu une vie bien remplie, et Théus l’a comblé un millier de fois, allant jusqu'à lui offrir ce qu’il souhaitait de tout son cœur : la tranquille vie d’un simple moine, au sein du petit monastère de St Gregor. S’il se sent physiquement de plus en plus faible, sa vivacité d’esprit est restée intacte. Revenant sans précipitation
vers le prieuré, Frère Etienne salue d’un signe de tête les moines qu’il
croise. Pour eux, il ne fut jamais que « Frère Etienne ». S’ils
savent quelque chose sur son passé, ils se gardent bien d’en parler, et le
traite comme l’un des leurs à tout égard. Et ce matin, Etienne se sent réellement
membre du prieuré. Après avoir ramassé un exemplaire de la « Freiburg
Gazette », il rentre dans la petite cour. La lecture du petit journal est
devenue un élément traditionnel de sa semaine, et l’unique entorse au détachement
du monde propre à la vie monacale. Jamais son Prieur ne lui en a tenu rigueur,
vu l’immense plaisir que prend visiblement Frère Etienne à cette activité
plutôt anodine. Rangeant proprement le journal
dans son petit bureau, sans même y avoir jeté un œil, Frère Etienne repart
vers une des rares salles accessibles aux visiteurs. Le Père Wilhem l’y
attend déjà, impatient de reprendre leur discussion. Depuis maintenant plus de
trois ans qu’il se trouve à Freiburg, Etienne n’a jamais manqué une
occasion de discuter théologie et philosophie avec l’Eisenor, dont l’esprit
vif le fascine. Même s’il n’en n’ont jamais parlé, le vieux moine est
pratiquement certain que Wilhem connaît sa véritable identité. Mais
qu’importe, puisque lui aussi semble uniquement souhaiter de simples moments
d’intenses discussions. Comme toujours, les deux hommes d’expriment en Théan. - Votre homélie était excellente, mon Père. -
Merci, Frère Etienne. Je suis toujours heureux de vous voir le
dimanche, surtout quand je sais que nous allons discuter par après. Peut-être
cela stimule-t-il ma verve. Qui sait ? Wilhem a mit plus de deux mois
à réussir à dire « Frère Etienne » à un homme qui doit avoir
sans difficultés le double de son âge, et dont les connaissances, malgré que
l’Eisenor lui même soit doté d’une grande culture, le font toujours se
sentir comme un jeune acolyte face à son professeur. Durant deux heures, les érudits
partagent de nombreuses idées, échangeant de multiples arguments. Quand vient
le moment de partir, le Père redevient un instant grave : -
Je ne voulais pas vous alarmer, mais je ne peux me taire. Des hommes vous
cherchent, Frère Etienne. Ils sont deux, armés semble-t-il. Ils sont plus que
discrets, mais j’ai entendu dire qu’ils cherchaient un vieux montaginois… Etienne prend une grande
inspiration. Dans un coin de son esprit, il sait bien de qui il s’agit… Il
se rappelle cette terrible nuit à Charouse, et la responsabilité qu’il doit
assumer quand à ses actes, qui changèrent sa vie pour toujours. Il se souvient
aussi de cavaliers se rapprochant, armes sorties, étonnés qu’il puisse se
promener seul. Puis c’est le fracas des épées. Etienne pensais sa dernière
heure venue, et fut plus qu’étonné de se trouver face un jeune Eisenor
tranquille, sa croix des prophète bien visible sur sa tunique… Mais tant
d’années ont passés, que peut-on encore lui vouloir ? - Je vous remercie, mon Père. Ne vous inquiétez pas. Bonne journée, la lumière de Théus soit sur vous. -
Et sur vous. Adieu, Frère Etienne. Le Père à peine sorti, deux
visiteurs se font annoncer. Jeunes, Eisenors et clairement hommes d’armes, ils
entrent d’un pas martial dans la petite pièce. Etienne ne peut s’empêcher
de repenser à Charouse. Ils se ressemblent tellement… D’une voix ferme,
mais emplie d’un immense respect, l’un d’eux se décide enfin à prendre
la parole. - Nous vous ramenons auprès de vos pairs, Frère Etienne. Nous avons déjà pris vos affaires, et le Prieur est au courant. - Pourquoi ? Après toute ces années, en quoi ma présence est-elle nécessaire ? -
Vous n’avez donc pas entendu la nouvelle ? Les neuf autres sont réunis
à St Baldarezzo. Mais sans vous, ils ne peuvent rien décider. Et certains
comptent bien dessus. Vous ne pouvez souhaiter la paix pour vous sans la
souhaiter également pour le reste de Théah. Le temps presse, monseigneur. Esquissant enfin un signe d’acceptation, Frère Etienne se lève lentement, et sort avec les deux jeunes hommes, acceptant cette épreuve comme il a accepté toutes les autres, avec un sens du devoir touchant au fatalisme. Prenant son bâton d’une main ferme, le vieux montaginois se met en marche pour cet ultime voyage aux allures de pèlerinage. |