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- Vice-Amiral Carvalho, les hommes du chantier sont prêts pour la revue ! -
Ce sera inutile, Nino. La Castille à besoin d’eux au travail, pas à
la parade. L’homme qui vient de
s’exprimer porte au dessus de sa tenue réglementaire un ample foulard rouge
vif, unique touche singulière dans un ensemble fort strict. Agé d’une petite
trentaine d’années, et portant barbe et moustache, le Vice-Amiral Felipe
Carvalho fait quelques pas sur les docks sous-utilisés de La Pasienga, tandis
que le Chef de Chantier Nino Feresta renvoie ses hommes au travail avant de
l’accompagner à une distance respectueuse. Au loin, de nombreuses voiles sont
visibles, toujours présentes, toujours menaçantes. Mille fois, Felipe a espéré
les pousser à la faute, mais sans succès. Les Montaginois semblent d’une
patience et d’une prudence exceptionnelles. Bien dirigés, sans doute, pense
Carvalho. Un blocus ne s’improvise pas, et les grand Amiraux batailleurs du début
de la guerre s’y embêteraient rapidement. L’Amiral de Valois, le commandant
en chef des forces navales impériales, aura plutôt été cherché un pondéré.
Un Amiral assez âgé, probablement, pour avoir le respect de ses hommes même
en ces périodes d’inactivités prolongées. Et qui se rend bien compte des
ravages que les pièces de 20 livres des deux forts de La Pasienga pourrait
faire sur ses grands navires. Et voilà pourquoi la situation
est bloquée depuis de si longs mois. Les Montaginois ne peuvent avancer, et les
Castillans ne peuvent sortir. Mais cet équilibre n’est qu’apparence. Les
chantiers de La Pasienga, les plus importants de Castilles, sont inutilisables.
Impossible de construire avec une flotte ennemie à moins d’un mille. Et en
attendant, Montegue progresse sur terre tandis que la flotte empêche tout
commerce maritime. En ressassant ces pensées, le Vice-Amiral a atteint le bout
de la jetée. Après un long moment passé à contempler l’horizon, il se
tourne vers son subordonné. - Approchez, Nino, j’ai à vous parler. - Je suis à vos ordre, Vice Amiral Carvalho. - Nous somme seuls, Nino, nul besoin de tant de forme. Comment sont les hommes ? - Volontaires, Vice-Am… Signor Carvalho. Ils sont prêts à travailler dur… - Mais n’en n’ont guère l’occasion. Et ça ne changera pas tant que cet amiral de malheur gardera sa flotte là. - Sébastien De Jemeffe, Signor. Très âgé, et très prudent. - Je ne connaissait pas son nom… Mais cela pourrait être utile. Pourriez-vous vous renseigner sur les faits d’armes de ce De Jemeffe ? -
Comptez sur moi, Vice-Amiral ! Feresta a repris en un instant
une attitude de subordonné face à ce qui est pour lui clairement un ordre. Même
s’ils ne se connaissent que depuis peu, les derniers mois ont été fort
intense, et Carvalho s’étonne toujours des difficultés de Feresta de sortir
de leur relation purement hiérarchique. Et ce malgré que le Chef de Chantier
soit probablement son aîné de quelques années. La déroute de l’Armada en
59 et les succès Montaginois de début 1666 ont coûté la vie à de nombreux
officiers de valeur, laissant des hommes fort jeunes tel Carvalho à des postes
de hautes responsabilité, sans autre aide que celle de Théus. Si le Grand
Amiral Enrique Orduno ne laisse jamais une occasion de soutenir ses hommes, sa
présence est toujours plus nécessaire sur les multiples fronts maritimes. Le
Vice-Amiral en vient à envier les forces terrestres, confronté à un ennemi
certes impitoyable, mais nettement moins mobile. Il ne passe pas une semaine
sans que l’Amiral de Valois ne lance une petite escouade sur un port isolé.
Et il est impossible de savoir lesquelles sont de réelles missions
d’attaques, et lesquelles ont pour unique but l’épuisement des Castillans. -
De quoi vouliez-vous m’entretenir, Vice-Amiral La question toute simple de
Nino le ramène à des pensées plus positives. Celles d’un grand espoir qui
pourrait naître. Mais de nombreux obstacles se dressent encore sur le chemin. -
Combien de temps vous faudrait-il pour commencer la construction de
nouveaux navires ? Un sourire discret paraît sur
la face du Chef de Chantier. -
Pas plus de quelques jours. Les hommes sont toujours là, le bois a été
coupé et séché en suffisance. De plus, toute une série de pièces de petite
taille ont été montées à terres. J’oubliais, de nouveaux canons pivotants
nous ont été livrés. Ils n’attendent que d’être montés. Mais comme vous
l’avez dit… Il lève la main dans la
direction du large. - Le Grand Amiral Orduno a mis depuis longtemps la remise en route des chantiers de La Pasienga dans ses objectifs prioritaires… Et il se pourrait, avec l’aide de Théus qu’il ai bientôt les moyens de le faire. - Comment ? De Jemeffe dispose d’une bonne trentaine de navires, et d’autres flottes sont probablement à moins d’un jour de La Pasienga. -
Disons que nous avons nous aussi des ressources insoupçonnées. Une
flotte contenant trois escadrilles complètes est sur le point de se joindre au
conflit. Si tout se passe bien, elle pourrait être devant La Pasienga dans les
deux mois. L’expressions interrogative
de Feresta s’est muée en une stupeur sceptique. - Trois escadrilles… Soixante navires… Je ne voudrais pas vous manquer de respect, mais je vois mal où nous pourrions avoir caché de telles ressources sans que les Montaginois ne s’en rendent compte. - J’eu la même réaction que vous quand, voici deux semaines, le Grand Amiral Orduno lui-même m’a fait part de cette nouvelle. Et la même erreur de commencer par croire qu’il devait se tromper, ou se jouer de moi. Et c’est là que réside notre force : il est probable que l’Ennemi, même s’il en a connaissance, n’y croira pas non plus. Et c’est là que j’ai besoin de votre aide, Nino. - De mon aide ? - Ne versez pas tant dans l’humilité. Nous savons tout les deux que ce rôle de Chef de Chantier vous ennuie, et que vous rêvez de retrouver un commandement au plus vite. Si je réussi, ce sera chose faite. Mais le projet que j’ai en tête est dangereux, et si j’échoue, il faudra que quelqu’un le reprenne. - Je vous écoute. Où est cette mystérieuse flotte ? -
Sur les seules terres que nous possédons sans que les Montaginois en
sachent rien : dans l’Archipel de Minuit, où nous avons pris pied voici
trois ans déjà sur l’Ile Nord. De grands chantiers y ont étés construits,
pour relancer des missions d’explorations. Mais depuis le début de la guerre,
ils ont trouvé une bien meilleure utilité… Feresta écarquille les yeux,
semblant se demander un instant si son supérieur n’est pas devenu fou. - Vous voulez ramener SOIXANTE VAISSEAUX de l’Archipel ??? - Peut-être pas soixante, mais le maximum. Et je ne le veux pas, Nino. Je le dois. Le Grand Amiral les attendra au Sud de la Bocca dans quatre-vingt jours. Ne me regardez pas comme ça, je suis bien conscient des dangers de la chose. - « Les dangers de la chose » me semblent de bien faibles mots… Plus de trente mille milles de tempêtes, de vents violents et instables et de creux de six mètres ? - Trente six mille exactement. Je compte envoyer des hommes sur place dans les trente-cinq jours, ce qui devrait leur en laisser quarante-cinq pour revenir. - Et qui avez-vous trouvé pour piloter une pareille escadre ? Ce serait du jamais vu. Soixante vaisseaux de guerre dans les eaux les plus dangereuses de tout Théa… N’est-ce pas de la folie ? Ces vaisseaux ne peuvent-ils pas nous rendre de meilleurs services entiers sur l’Archipel ? - A quoi nous serviront nos terres d’Outremer si la Castille cède, Nino ? Un vaisseau ici est plus important que dix là-bas. - Et la vie des hommes d’équipages ? Je suis désolé, Carvalho, c’est trop dangereux. Vous ne pouvez pas risquer de perdre des milliers d’hommes dans un projet pour le moins hasardeux. -
C’est pourtant ce que l’Amiral m’a ordonné. Mais vous avez posé
la bonne question, celle de celui ou celle qui devra mener la flotte
jusqu’ici. J’ai longuement réfléchi, en consultant les différentes listes
et faits de navigations de plus de cent capitaines, et je pense avoir trouvé
une solution… La surprise de Feresta à fait
place à l’exaspération. -
Arrêtez votre délire ! Allez dire à l’Amiral que c’est
impossible. Il vous aime bien, il vous écoutera ! Imperturbable, Carvalho
poursuit. -
Solution que vous n’allez pas aimer, Nino, mais pouvons nous nous
contenter de faire ce que nous aimons en ces temps critiques ? C’est pour
cela que j’ai pensé à vous. D’autres auraient sûrement été plus
enthousiastes, mais je sais que si je vous demande de faire quelque chose, vous
le ferez… Je me trompe ? Presque désespéré, Feresta répond
dans un soupir : -
Vous savez bien que non… Allons bon, dément pour dément, expliquez
moi donc qui vous avez mis en charge de cette noble et suicidaire mission… Vérifiant une dernière fois
qu’ils sont bien seul sur la jetée, le Vice-Amiral explique en quelques mots
ses idées, avant de lâcher un nom. Immédiatement, Feresta esquisse un signe
de croix, avant de partir d’un rire nerveux. - Par Théus, c’est de la pure démence ! Et vous dites qu’il a accepté ? - Je n’ai rien dit de tel, je ne lui ai pas encore parlé. - QUOI ? - Mais je sais qu’il se trouve en Avalon actuellement. Un vaisseau rapide m’y conduira dès que notre entrevue sera terminée. Je vous ferai parvenir mes instructions, au cas où l’affaire tournerai mal. - Vous vous rendez compte de ce qui arrivera si certains apprennent que vous avez fait appel à ce… ce… - A moins que vous parliez, comment le sauraient-ils avant ? - Mais après ? Ils vous accuseront de trahison, et ni votre rang ni l’amitié d’Orduno ne vous sauveront du bûcher ! - Ahhh, Nino, après, les choses sont simples : j’aurais fait mon devoir. - Et peut-être donné une victoire à la Castille. -
Restons modeste, Nino, mon seul rôle ici est de donner à Orduno
l’occasion de montrer ce dont il est réellement capable… Profitant d’un instant de
silence, le Vice-Amiral esquisse un dernier salut, et part dans la nuit
naissante vers sa chaloupe, laissant sur le bout de la jetée un Chef de
Chantier abasourdi, serrant compulsivement sa Croix des Prophètes… - C’est de la démence pure… |